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CONTRE L’ORDRE DIVIN : LA FIGURE DU RENEGAT

L’avènement de l’Empire romain chrétien, en 313, s’acompagne d’une fuite de l’ensemble des idéaux à la fois sociaux et philosophiques véhiculés dans la société polythéiste de l’Antiquité. L’implantation de la société chrétienne marque une exclusion progressive du rapport homosexuel considéré comme péché, l’inverti perçu comme un renégat. Inspirée des enseignements des maîtres-penseurs de l’Antiquité, la société chrétienne s’appuie sur une pensée judéo-platonicienne pour justifier ses préceptes moralisateurs. Autrement dit, les réflexions d’Aristote et du « vieux » Platon seront employées à titre de point de référence par les philosophes de la pensée chrétienne pour justifier la condamnation progressive de l’homosexualité.

 

En effet, dans son ouvrage Les Lois (rééd. 1950)[1], Platon traite de philosophie politique et cherche à définir l’organisation de la cité la meilleure possible. Il veut déterminer le modèle domestique le plus performant, chose qu’il ne considère vraisemblable qu’à la condition qu’il concerne un rapport strict entre femme et homme. Platon écrit : « J’ajoute, quelle que soit la façon, plaisante ou sérieuse, dont les plaisirs de cet ordre doivent être conçus, que la conception en doit être celle-ci : le plaisir qui s’y rapporte semble, selon la nature, avoir été accordé au sexe féminin et au sexe masculin quand ils vont l’un à l’autre s’unir en vue de la génération, tandis qu’est contre nature la copulation des mâles avec les mâles, ou des femelles avec les femelles ; et c’est l’incontinence dans le plaisir qui a inspiré un tel acte à ceux qui l’ont osé les premiers. »[2] Le philosophe fait ainsi évoluer son propos, lui qui s’accorde à légitimer l’amour « hétérosexuel » perçu comme étant naturellement perpétré par les animaux et en déduit l’absurdité de l’amour du même qui n’a aucun sens parce qu’étant inobservable à l’état naturel. Et il écrit : « (…) il n’est pas bien, dirait-il, d’avoir un commerce amoureux avec de jeunes garçons comme si c’était avec une femme ; il ferait appel à ce dont témoigne la nature animale ; et, en montrant que, chez les bêtes, on ne voit pas de mâle s’accoupler pour une telle fin à un autre mâle parce que cela n’est pas dans la nature. »[3]

Ce (nouveau) positionnement intellectuel emprunté par Platon qui tend à légitimer l’ordre naturel et un comportement sexuel déterminé comme normal, demeure sensiblement adopté dans les travaux d’Aristote (384 avant JC – 322 avant JC).

 

L’enseignement de ce dernier cadre, en effet, avec une philosophie contemplative. Aristote prend la nature comme mesure de sa pensée et analyse le comportement sexuel de l’homme en fonction de déterminations empruntes à des phénomènes physiques. Parce que la femme est sujette aux menstrues, elle occupe dans la pensée d’Aristote, un certain principe passif, l’homme, quant à lui, producteur de sperme aurait pour fonction d’activer l’existence : « De même donc que, dans les automates, telle partie donne le mouvement sans rien toucher actuellement, mais parce qu'elle a touché antérieurement ce qu'elle meut, [15] de même l'être d'où vient le sperme, ou qui a fait le sperme, a bien touché naguère quelque partie, mais il ne la touche plus actuellement ; ou plutôt, c'est le mouvement qui est en lui qui a touché, tout comme c'est l'art de l'architecte qui met la construction de la maison en mouvement. »[4]

 

Le sperme imprime un mouvement transmis d’un corps à l’autre, du mâle à la femelle. L’homme demeure, dans cette perspective aristotélicienne, « l’ensemenceur », garant de vitalité, ce qui lui confère un statut à part, voire supérieur à celui de la femme, et Aristote nous dit : « De même que, de parents contrefaits, naissent parfois des enfants contrefaits, et parfois aussi des enfants non contrefaits, de même, de la femelle, il sort tantôt une femelle, et tantôt au contraire il en sort un mâle. Car la femelle peut être considérée comme un mâle qui à certains égards est mutilé et imparfait ; les menstrues sont du sperme, mais du sperme qui n'est pas pur, puisqu'il lui manque encore une seule chose, à savoir le principe de l'âme. »[5]

 

Dès lors, les concepts de nature et contre-nature font leur apparition dans la pensée de Platon et d’Aristote, des concepts qui vont servir la scholastique pour faire la preuve du caractère monstrueux de la pédérastie. Ainsi, la philosophie chrétienne envisage le sodomite comme figure du renégat, lui qui trahit sa propre appartenance de genre (être un homme). Dans cette perspective, le philosophe Philon d’Alexandrie (20 avant JC – 50 avant JC) nous dit : « Habitués à souffrir d’une maladie féminisante, ces personnages [les pédérastes] assistent à la dissolution de leur âme et de leur corps sans laisser couver sous la cendre le moindre tison de virilité.  Quelle manière provocante de friser et d’ordonner leur chevelure, de se frotter et de se peindre le visage au moyen de crèmes, de fards et de produits similaires, d’enduire leurs lèvres d’onguents parfumés – car le plus propre à séduire de tous les artifices, c’est la recherche en matière de parfums, qu’on trouve chez tous ceux qui s’étudient à l’élégance - ! Et ils ne rougissent pas de transformer par un comportement artificiel la nature mâle en nature femelle. ».[6] La peur de la féminisation du corps de l’homme incarnée par la figure de l’homosexuel s’érige comme norme socio-culturelle de la société chrétienne.

 

Ainsi, Daniel Borillo et Dominique Colas dans leur ouvrage L’homosexualité de Platon à Foucault, Anthologie critique (2005)[7] reviennent sur les propos de Jean Chrysostome (347-407) et précisent cette crainte exprimée par le philosophe chrétien quant à la dénaturation de l’essence masculine. Ils écrivent : « La condamnation de l’homosexualité ne provient donc pas de l’absence de capacité procréative (situation plutôt bénéfique d’après Jean) mais de la trahison au genre masculin. Son réquisitoire ne s’adresse pas à l’ensemble des sodomites mais exclusivement à ceux qui se laissent pénétrer. »[8] Pis, l’homosexuel - passif - n’est plus un homme, moins respectable qu’un chien et Jean Chrysostome de continuer : « Supposez – seulement pour expliquer ma pensée – que quelqu’un vienne vous proposer d’être transformé en chien. Ne chercheriez-vous pas à rester à l’écart d’un être aussi pervers ? Mais [en commettant ce péché] vous vous êtes changés vous-mêmes d’hommes, non en chiens, mais en des animaux bien plus répugnants. Un chien est utile, mais un prostitué mâle n’est bon à rien. »[9]

 

Le pédéraste trahit donc sa propre condition d’homme, mais il trahit aussi l’espèce humaine parce qu’il baffoue l’ordre divin : « Puis, habituant peu à peu ceux qui étaient nés hommes à subir le rôle des femmes, ils leur donnèrent une féminité morbide ; mal invincible : non seulement ils efféminaient leurs corps à force de mollesse et de sensualité, mais ils leur faisaient des âmes dégénérées ; et, pour la part qui les concernaient, ils travaillaient à la ruine de tout le genre humain. ».[10] En effet, l’homme tient une place déterminée par la volonté divine et performer l’acte sodomique entre hommes, d’après la philosophie chrétienne, c’est nier la volonté de son créateur : « Transgresser l’interdit d’homosexualité masculine, c’est détruire l’ordre de la création divine en plaçant l’homme, avec lequel Dieu entretient une relation privilégiée, dans une situation inférieure. C’est nier le Verbe et l’originalité du monothéisme. Commettre la sodomie à l’époque du pouvoir temporel de l’Église, c’est détruire la dignité de l’homme. »[11]

 

Le Lévitique, par exemple, entend rappeler cette cohérence du monde voulue par Dieu, cohérence qui se définit par le rapport hiérarchique Dieu-Homme-Femme. Flora Leroy-Forgeot nous rappelle en effet que : « L’ordonnancement des relations interdites du Lévitique explicite cet ordre : homme et Dieu (18, 21), homme et homme (18, 22), homme et bête (18, 23), femme et bête (18, 23). (…) Dieu s’adresse à l’homme, et se souiller en prenant la place d’une femme est une offense de la plus grave sorte. Celui qui transgresse l’ordre rejette le Verbe et Dieu, et la prescription “Tu aimeras ton  prochain comme toi-même” (19, 18) ne peut plus lui être appliquée. »[12]

 

La sexualité du même, qui perturbe cet ordre divin, se constitue tel un péché de nature à être condamné sévèrement et les invertis seraient méprisés par Dieu parce qu’ils sont le symbole d’une sexualité autant infertile qu’impropre. À cela, Philon d’Alexandrie nous explique : « Mais Dieu, pris de pitié, lui, sauveur et ami des hommes, fit croître d’une façon toute particulière le nombre des unions entre hommes et femmes en vue de la procréation d’enfants ; au contraire, celles qui étaient hors des lois de l’espèce et anormales, il les détesta profondément et les fit s’éteindre. »[13]

 

Jean Chrysostome, lui aussi, s’accorde à reconnaître que la dysfonction des sodomites est telle que Dieu ne se contente pas de les blâmer, il tend à les détester. Mais la pédérastie, pour ce dernier, définie telle une ignominie, doit être sanctionnée par la loi non seulement divine mais aussi par celle des hommes et il écrit : « La fornication semblera désormais une défaillance vénielle dans la liste des péchés sexuels et, tout à fait comme l’éveil d’une douleur plus cuisante efface la gêne d’une autre déjà ancienne, le caractère extrême de cette offense (…) fait que les débordements hétérosexuels, jadis intolérables, ne semblent plus l’être. (…) Mais le pire est ailleurs : l’offense est consommée sans le moindre déguisement et le mépris de la loi est devenu loi. Car maintenant nul ne craint, nul ne frissonne. Nul n’a honte, nul ne rougit, mais tout au contraire ils sont fiers de leur petite plaisanterie (…). »[14]

 

Le théologien Augustin (354-430), contemporain de Jean Chrysostome, conclut des mêmes constats. Il y a, là encore, chez l’homme d’Église, une peur de la féminisation de l’homme. Pour lui, le corps masculin est sacré, le pénétrer est sacrilège. Augustin n’est cependant pas contre la philatélie au sens aristotélicien[15] du terme. L’amitié entre hommes ne cause pas de problèmes. Marque de la concupiscence et de la perversion, la sodomie, quant à elle (entre hommes comme entre femmes et hommes), est objet du péché. Elle cristallise, dans la perspective augustinienne, la pire des choses qui soit parce qu’elle nie l’ordre de la Nature et remet en cause la volonté divine. À cela, la sodomie doit être considérée comme interdit absolu, un interdit à la fois universel et atemporel. Et Augustin de continuer : « Mais comme il y a des lois très justes qui peuvent changer, il y en a d’autres qui ne changent jamais : car peut-on s’imaginer, ou quelque temps dans l’ordre des siècles, ou quelque lieu dans le monde, auquel il ne soit pas juste d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme soi-même ? Et ainsi les crimes infâmes et contraires à la nature, tels qu’étaient ceux de Sodome, doivent être rejetés avec exécration, et punis avec sévérité en quelque temps et en quelque lieu que ce puisse être. Et quand tous les hommes de la terre s’accorderaient à les commettre, ils seraient tous coupables  également selon les règles de la loi éternelle et immuable, l’homme ayant été créé dans un tel état, que ces actions ne peuvent jamais être légitimes ; car c’est violer la société que nous devons avoir avec Dieu, que de souiller ainsi par ce dérèglement brutal et abominable la pureté de la nature dont il est l’auteur. »[16]

 

 

[1] Platon., « Les Lois » tome II, Gallimard, Œuvres complètes, 1950.  

[2] Ibid., p. 651-652.

[3] Ibid., p. 930-932.

[4] Aristote., Traité de la génération des animaux, traduction. Saint-Hilaire J.-B., tome. 2, chapitre 2, Paris,  (édition originale 1887), p. 7.

Mise en ligne sur : <http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/generation22.htm>

[5] Aristote., Traité de la génération des animaux, traduction. Saint-Hilaire J.-B., tome. 2, chapitre 4, Paris,  (édition originale 1887), p. 12.

Mise en ligne sur : <http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/generation24.htm>

[6] D’Alexandrie P., De specialibus legibus, Cerf, 1970, p. 81-85 in Borillo D., Colas D., L’Homosexualité de Platon à Foucault, Anthologie critique, Paris, Plon, 2005, pp. 69.

[7] Borillo D., Colas D., L’Homosexualité de Platon à Foucault, Paris, Plon, 2005.

[8] Ibid., p. 99.

[9] Chrysostome J., « Sur l’Épitre aux Romains et contre les adversaires de la vie monastique » (381-385) in Boswell J., Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Gallimard, 1985, p. 453.

[10] D’Alexandrie P., De Abrahamo, Cerf, 1966, p.79-83 in Borillo D., Colas D., L’Homosexualité de Platon à Foucault, Anthologie critique, Paris, Plon, 2005, pp. 71-72.

[11] Op.cit., Flora Leroy-Forgeot, 1997, p. 25-26.

[12] Ibid., p. 23-24.

[13] Op.cit., Philon d’Alexandrie, 1966, p. 71-72.

 

[14] Op.cit., Jean Chrysostome, 1985, p. 453.

[15] Dans Leçon sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, livres sur l’amitié, Jacques Ricot traite de la phila télia perçue selon Aristote comme l’amitié parfaite, l’amitié de ceux qui se ressemblent en vertu in Ricot J., Leçon sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, livres sur l’amitié, Paris, PUF, coll. « Major », 2001.

[16] Augustin, Confessions (339-400), Labriolle P. (trad. du latin), SL, Les Belles Lettres, 1941 in Borillo D., Colas D., L’Homosexualité de Platon à Foucault, Anthologie critique, Paris, Plon, 2005, pp. 108.  

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