LE PEDERASTE COMME BIEN DE LA COMMUNAUTE : LA FIGURE DU CITOYEN

D’après la philosophe Flora Leroy-Forgeot dans son ouvrage Histoire juridique de l’homosexualité en Europe (1997)[1], la société païenne de l’Antiquité intègre le rapport sexuel du même comme une forme normale de sexualité parmi d’autres qui occupe une fonction civique. Elle est un rite de passage qui vise à socialiser le garçon comme homme. L’auteure écrit : « Les rapports sexuels entre personnes de même sexe étant une réalité sociale codifiée et généralisée, il ne peut être question “d’homosexuels” en tant que groupe distinct. Il s’agit d’homosexualité partielle, temporaire, ou de situation. La finalité de telles sociétés polythéistes semble être d’intégrer tous types d’intérêt sexuel afin de renforcer les liens sociaux, surtout au sein des groupes d’hommes. »[2]
Véritable ciment de la communauté des hommes, le rapport pédérastique leur donne de surcroît l’occasion de se montrer vertueux. Dans le Banquet (rééd. 1964)[3], Platon (424 avant JC – 347 avant JC) invite Phèdre à débattre de l’eros, et le poète dit : « Si donc il existait quelque moyen de constituer un État ou une armée avec des amants et leurs aimés, il serait impossible à des hommes de se mieux organiser eux-mêmes en un tel État que si, les uns vis-à-vis des autres, ils s’abstenaient de toute vilaine action et y mettaient leur point d’honneur ; impossible, combattant en compagnie les uns des autres, de ne pas, si peu nombreux fussent-ils, mais animés de tels sentiments, être vainqueurs de l’humanité ! »[4]
Encline à considérer le cosmos comme visée de toute chose[5] et l’équilibre comme mesure de l’être, la société antique entrevoit l’amour du même comme ce qui se rapporte à une question de proportions, et ce, en fonction du statut social des partenaires. Flora Leroy-Forgeot précise en effet : « L’homosexualité païenne n’est autorisée, en droit et en pratique, que sous réserve du respect d’une règle de proportion entre le statut social et le statut sexuel. »[6] La nature de la pratique sexuelle n’est donc pas en jeu, seul compte l’équilibre statutaire des amants, qu’ils soient femmes ou hommes d’ailleurs. Les rapports entre membres d’une classe dominante différente sont ainsi prohibés. Autrement dit, les guerriers, par exemple, ne peuvent avoir de relations (homo)sexuelles avec les citoyens. En revanche, l’acte pédérastique n’est pas condamné si le partenaire est issu d’une classe sociale d’importance moindre, qu’il soit donc esclave, étranger ou prisonnier. Cette « règle de proportionnalité » comme le rappelle Flora Leroy-Forgeot, met en évidence une certaine loi des correspondances sociales pour laquelle seul compte de rester entre soi.
Le statut sexuel du partenaire est, lui aussi, pris en compte. Toujours en fonction de cette règle dite de « proportionnalité », la femme, lors d’un rapport, doit nécessairement demeurer soumise à son partenaire et la philosophe nous dit : « À l’inverse, une femme qui se montre trop dominante dans une relation hétérosexuelle est également stigmatisée dans ce modèle culturel. En termes de droit, la légalité des relations implique le respect de cette règle de proportionnalité. »[7] De son côté, l’homme doit s’efforcer de toujours être fidèle à sa condition d’homme et doit proscrire tout comportement qui laisserait sous-entendre une quelconque forme de passivité dans toute entreprise de séduction comme lors du coït. Ceci s’applique à l’occasion d’un rapport entre femme et homme et tout particulièrement lors d’un rapport entre personnes de même sexe.
La soumission d’un homme à un autre homme est perçue, dans l’Antiquité, comme une transgression du statut sexuel. L’homme soumis ne serait plus homme. Il représenterait une forme d’aliénation certaine de sa condition initiale, pas meilleur qu’un esclave, qu’un étranger ou qu’une femme. Flora Leroy-Forgeot nous écrit : « Si au 20ème siècle, l’homosexualité est fréquemment considérée de façon péjorative, et associée à la féminité, l’Antiquité distingue l’homosexualité “normale” de l’homosexualité “disproportionnée”. Ce ne sont pas les relations entre hommes en général qui sont dénoncées, mais le comportement passif. Il ne semble pas que ce soit l’homme qui a commis l’abus qui soit condamnable au titre de la loi Sca(n)tinia[8], mais celui qui s’est soumis à lui. »[9] Consentir à se faire dominer et ainsi rendre compte de toute action ou désir passif dans une relation homosexuelle entre hommes est synonyme de masquarade, pis d’une infraction culturelle et pénale.
Avec comme visée l’intégration sociale de l’homme en devenir, le coït pédérastique entre l’éraste et l’éromène répond ainsi à un plan rituel socialisateur qui s’organise autour du maintient de l’ordre (cosmos) social. Ainsi le général Pausinias dans le Banquet de Platon rappelle la différence statutaire entre l’éraste, plus âgé, symbolisant l’amour céleste et l’éromène, le garçon, qui lui incarne l’amour bas ou terrestre. Leur union, a priori disproportionnée, aide les amants à négocier leur transcendance via une poursuite vertueuse du beau. Ceci cadre avec l’idéal aristocratique de l’époque pour lequel la quête d’une perfection de l’esprit via la transcendance distingue le citoyen du barbare. Dans cette perspective, l’amour entre hommes garantit une société civilisée à la condition que la passion qui anime les amants soit dépassée. Platon écrit : « Pausinias souligne également la tension existant entre la poursuite ardente de l’amant (erastes) et la résistance que l’aimé (eremenos) est tenu d’opposer. Il y a là une tension entre l’amour élevé et l’amour bas. Le satut de l’adolescent, du fait de l’âge de celui-ci, est inférieur à celui de l’adulte. Le garçon n’est supposé avoir qu’un rôle passif dans le processus de séduction. Mais accepter trop facilement et pour une raison autre que celle d’accéder à la vertu serait disproportionné. C’est la recherche d’une élévation spirituelle qui permet une relation proportionnée entre l’adolescent et l’adulte. »[10] L’amour pédérastique fait ainsi office de médiation avec une opportunité de contemplation du beau absolu mais pas uniquement. Il scelle un apprentissage du cosmos social, une maïeutique évidente dans une société où la recherche de l’élévation spirituelle est omniprésente, et qui plus est, semble possible.
En effet, l’amour du même, qui n’est pas affaire stricte du corps, lui qui ne vise pas la reproduction, favorise l’élévation de l’âme. Il permet d’accéder à l’immortalité parce qu’il enfante des idées plutôt que de simples corps. Platon nous dit : « Quand l’âme d’un homme, dès l’enfance, porte le germe de ces vertus, cet homme divin sent le désir, l’âge venu, de produire et d’enfanter ; il va, lui aussi, cherchant partout le beau pour y engendrer ; car pour le laid, il n’y engendrera jamais. Pressé de ce désir, il s’attache donc aux beaux corps de préférence aux laids, et s’il rencontre une âme belle, généreuse et bien née, cette double beauté le séduit entièrement. En présence d’un tel homme, il sent aussitôt affluer les paroles sur la vertu, sur les devoirs et les occupations de l’homme de bien, et il entreprend de l’instruire ; et en effet, par le contact et la fréquentation de la beauté, il enfante et engendre les choses dont son âme était grosse depuis longtemps ; présent ou absent, il pense à lui et il nourrit en commun avec lui le fruit de leur union. De tels couples sont en communion plus intime et liés d’une amitié plus forte que les père et mère parce qu’ils ont en commun des enfants plus beaux et immortels. (…) Solon[11] jouit chez vous de la même gloire, pour avoir donné naissance à vos lois, et d’autres en jouissent en beaucoup d’autres pays, grecs ou barbares, pour avoir produit beaucoup d’œuvres éclatantes et enfanté des vertus de tout genre : maints temples leur ont été consacrés à cause de ces enfants spirituels ; personne n’en a obtenu pour des enfants issus d’une femme. »[12]
Plus qu’une incarnation, l’amour homosexuel dans l’Antiquité est ici renvoyé à une pratique, voire un art de vivre dont la fonction serait de maintenir l’ordre social établi et rendre possible une certaine métaphysique de l’homme.
[1] Leroy-Forgeot F., Histoire juridique de l’homosexualité en Europe, Paris, PUF, coll. « Médecine et société », 1997.
[2] Ibid., p. 9-10.
[3] Platon., Le Banquet, Paris, Flammarion, 1964.
[4] Ibid., p. 700.
[5] « Les savants [les pythagoriciens] (…) affirment que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont liés ensemble par l’amitié et de bon arrangement, le respect de l’ordre, la modération et la justice, et pour cette raison ils appellent l’univers l’ordre des choses, non le désordre ni le dérèglement. » in Platon, Gorgias, 507e-508a, Croiset A. (traduction.), Paris, Les Belles Lettres, 1974, pp. 198.
La question du cosmos grec comme espace ordonné est traité dans les ouvrages suivants ; Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, PUF, 2002. Et Jochen Winter, La création de l’infini, Giordano Bruno et la pensée cosmique, Calmann-Lévy, 1999.
[6] Op.cit., Flora Leroy-Forgeot, 1997, p.20.
[7] Ibid., p. 11.
[8] L’historien Paul Veyne nous livre une définition de la loi Scantinia, et il écrit : « La loi Scantinia, qui date de 149 avant notre ère, est confirmée par la vraie législation en la matière qui est augstéenne : elle protège l’adolescent libre au même titre que la vierge de naissance libre. Le sexe, on le voit, ne fait rien à l’affaire. Ce qui compte, c’est de n’être pas esclave, et de n’être pas passif. Le législateur ne songe nullement à empêcher l’homophilie. Il veut seulement protéger le jeune citoyen contre les entreprises actives. » in Veyne P., « L’homosexualité à Rome » in Communications, coll. « Sexualités Occidentales, contribution à l’histoire de la sociologie de la sexualité », 1982, 35, pp. 28.
[9] Ibid., p. 12.
[10] Op.cit., Platon, 1964, p. 18.
[11] Solon, né en 640 avant JC et mort en 558 avant JC est un législateur et poète athénien.
[12] Ibid., p. 78-79.